No Death Day

Photo de Jean-Yves Gargadennec

    Une idée vient de me traverser l'esprit. Elle n'a la prétention ni d'être originale, ni d'être très maligne. La voici.

    Et si on créait un jour, un jour spécial dans l'année, genre le 25 février, ou le 18 octobre, où tout est fait pour qu'on ne meure pas? Le but n'est pas de supprimer la mort, ni de refourguer à bas prix les stocks de slogans pour assurance-vie ou Ligue contre le Cancer trop ringards pour servir de pub sérieuse, genre "La vie c'est plus fort que tout" (c'est une idéologie pourrie que j'abhorre. La dignité vaut plus que la vie, merde); nonon; la finalité ultime de l'opération, eh ben, y'en aurait pas. Simplement, ce jour-là en particulier, les docteurs, les gens, les familles comme les passants, seraient invités, à grand coup de marketing sauvage et ridicule, à être prudents, à faire attention à soi comme aux autres, à tout faire pour que tel patient vive encore 24h de plus pour ne pas mourir pendant le NDD (JSM en français: Jour Sans Mort. Ça le fait moins. On pourrait / devrait dire Day Without Death d'ailleurs).
    Mais vraiment il faudrait que ce soit l'effervescence dans le monde entier pour qu'on puisse arriver à un résultat qui ressemble à quelque chose ! À quoi, je n'en sais trop rien. À un Jour Sans Mort, par exemple. (...) Les infirmiers seraient sur le qui-vive, on paranoïerait à tout va d'un côté, de l'autre chacun prendrait soin comme jamais de la personne qui s'apprête à traverser la nationale.
    Alors il y aurait des Dérives. Certains, puisque l'idéologie actuelle nous y pousse, en profiteraient pour exacerber au quotidien, et pas seulement durant le JSM-NDD, leur peur de la mort. Ça inciterait peut-être la société à devenir plus angoissée que jamais. En outre, si les docteurs devenaient des winners du JSM, ils seraient portés à pratiquer un acharnement thérapeutique d'une grande bêtise, totalement absurde, en même temps qu'ils laisseraient éventuellement crever, 2-3 jours avant, des personnes risquant de mourir pendant la journée sacro-sacrée.
    À la fin de la journée, ou du jour (faudrait savoir quand même), ou à minuit pétantes, de grandes fêtes seraient organisées partout dans le monde pour fêter la fin du NDD, et on ferait le compte des morts, on évaluerait le taux de réussite. Les personnels soignants se taperaient plein de jeunes personnes vachement impressionnées par leur compétences de super-héros; d'ailleurs, toute personne pouvant se vanter d'avoir sauvé quelqu'un aurait un succès phénoménal. D'ailleurs, toute personne vivante pourrait séduire à peu près n'importe qui tant la liesse unirait les cœurs et les corps, etc.
    Alors vu que ça se passerait partout dans le monde, les fêtes ne se dérouleraient pas en simultané. Il y aurait de gros décalages horaires entre les régions du monde qui viennent de terminer leur JSM et celles qui l'entament. Ce serait l'occasion d'une grande compétition internationale, plus ou moins dans la joie et la bonne humeur, de manière décalée. Les grandes chaînes seraient mobilisées pour retransmettre les résultats au fur et à mesure toute la journée. Super.
    On ferait aussi le total des morts après la fête, ceux qui ont voulu conduire bourrés de nuit, ce genre de trucs. Il y aurait, le lendemain, une édition spéciale récapitulant les scores toujours meilleurs d'une année sur l'autre, ainsi que, en parallèle, le résumé des événements dramatiques, avec les petites phrases du genre "Cette journée en l'honneur de la vie [déjà, avant même que la chose existe, les journalistes se plantent sur le sens du NDD] ne doit pas être l'occasion d'entraîner le contraire de ce qu'elle encourage ! Le nombre de vies sauvées ne doit pas faire croire que tout est gagné ! Il y a encore du chemin à faire en termes de prévention".
    On a les rebelles anti-Noël, anti-Saint-Valentin, ou anti-Ascension (j'en suis convaincue, quelque part, ça doit se trouver). Eh ben on aurait les anti-JSM. Ils tireraient la tronche, n'iraient pas faire la fête le soir. Les plus proto-punk arboreraient des T-shirts noirs avec "Fuck la vie" écrit dessus en rouge; les criminels choisiraient de passer à l'acte précisément ce jour-là, en envoyant aux services policiers des lettres anonymes qui mettraient toute la PJ sur les genoux; d'aucuns choisiraient ce jour exceptionnel pour se suicider, quelque chose de très spectaculaire, saut du haut d'un beau pont, ça mobiliserait les médias, les ambulances ainsi que des commandos de psys express formés tout spécialement pour la gestion de la crise suicidaire en état d'urgence.
    Chaque année une association de mauvais chanteurs français (dans les autres pays ils seraient moins bidons... peut-être) s'unirait pour créer / interpréter un titre, ou un hymne, en l'honneur du JSM. Ce serait fort laid esthétiquement, d'une rare médiocrité musicale, et d'une vertigineuse pauvreté littéraire. On l'entendrait des dizaines de fois par jour sur toutes les radios. On organiserait des happenings, des expos de photos; des pièces de théâtre modernes bobo sur ce thème, où des acteurs habillés en jean et T-shirt blanc regarderaient fixement le fond de la salle, plantés sur scène, à réciter des "Vois-tu?" "Je." "Toi, nous..." "Dis, ne trouves-tu pas le ciel plus bleu qu'hier?"

Comments

[Bottine]

l'Ecrivain > la guerre ? Comment ça ? :)

[ahmed]

Malheureusement je suis un sans-domicile sur internet: ni blog, ni site, ni rien. Pas le temps, pas le courage, pas l'assiduité nécessaire... au choix.
En parlant d'assiduité, à quand le prochain article? ;-)

[l'Ecrivain]

Tu m'as bien fait rire. Les idées qui m'ont traversé la tête à l'énoncé du concept se sont retrouvées dans la suite du texte (sauf celles sur la guerre). Merci!

[Bottine]

j'aimerais bien connaître ton site web ou blog si tu en as un.

[ahmed]

"Une idée vient de me traverser l'esprit. Elle n'a la prétention ni d'être originale, ni d'être très maligne." >> Et bien... c'est loupé!
Concept irréalisable, mais tout simplement génial :-)